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« Le chantier ouvert : vers un partage du pouvoir »

By 25 mars 2014point de vue

Article écrit pour le colloque «Les chantiers subversifs du paysage» qui s’est tenu le jeudi 20 mars 2014 à l’ENSP Versailles-Marseile. Organisé par Mongi Hammami, avec les témoignages de Patrick Gegeorges, Patrick Bouchain, Liliana Motta, Lucien Kroll, Clément Willemin (BASE) et Marc Pouzol (Atelier Le Balto). 

Collectif-Etc-Détour-de-France-168

LE CHANTIER OUVERT : VERS UN PARTAGE DU POUVOIR

« Reconstruire la vie, rebâtir le monde : une même volonté » (Vaneigem)

La ville est l’expression physique d’une société et de son fonctionnement. Notre démocratie représentative élective s’est muée en véritable « culture de la délégation » (Zetlaoui-Léger), en oligarchie où le pouvoir de tous est détenu par quelques uns. Ce système a prouvé ses limites : depuis une quarantaine d’années, le monde est dans une situation de crise généralisée. Accentué récemment par la financiarisation globalisée des économies, les sociétés soit-disant les plus avancées ne sont pas épargnées. 

 1 / Notre outil : le travail de l’espace.

Bachelard disait que «le simple n’existe pas, il n’y a que du simplifié». L’utilisation du simple doit être vu comme «un passage, un moment entre des complexités» (Morin). Nous développons donc ici notre point de vue en ayant conscience des limites dues à nos biais propres : nos formations en école d’architecture nous ont amené à une déformation du regard. Des visions transdisciplinaires sont donc nécessaires et ne peuvent que nourrir une réflexion commune.
«La ville est une construction dans l’espace» (Lynch). En tant qu’architectes, notre
outil privilégié est à priori la modification de l’espace construit. Or l’acte de bâtir n’est pas anodin. Nous reprenons donc volontiers à notre compte les propos de Shadrack Wood : «Nous nous sentons concernés, non par «l’architecture» ni par «l’aménagement du territoire», mais par la création de l’environnement à tous les niveaux (…) L’idée qui nous guide est la suivante : une société totalement ouverte, non hiérarchique, coopérative, à laquelle nous serions tous associés sur la base d’une participation totale et d’une confiance complète.»
Dans un élan debordien, nous souhaitons soutenir que «changer la vie» passe
par «changer la ville ». Nous faisons donc notre cette hypothèse situationniste, que la modification de l’un affecte l’autre. Rêver l’un passe par la construction de l’autre. «Tout aménagement de l’espace suppose une prise de décision (…) Toute création d’espace est un acte politique» (Chombard de Lauwe). Et de repenser notre action : chercher si « la  »participation de l’architecte » peut être utile quelque part» (Friedman).

 2 / De l’espace public : du lieu au politique.

 Pour infléchir à notre modeste échelle sur les évolutions possibles de la société, nous avons choisi d’aborder la question de l’espace public. Dans sa double signification. D’abord dans son sens matériel et physique, les lieux publics. Puis dans son sens politique, en ce qu’ils constituent des «lieux de médiation où se construit l’atlérité» (Ghorra-Gobin).
Ces deux aspects de l’espace public ne sont pas opposés, mais au contraire sont
liés par «l’idée du partage, de la liaison, de la relation, de l’échange, de la circulation» (Paquot). Mais ils sont distincts par leur forme d’existence, car si l’espace physique est par essence localisé, l’espace politique est mouvant, et le fruit d’interactions entres des individus.
Cette lecture de l’espace public nous amène à un double constat, qui constitue le point de départ de notre réflexion.
Le système politique est en crise, mais non l’envie de faire politique. En témoigne la multiplication des mouvements émanant de la société civile, des révoltes des banlieues aux manifestations populaires. Moins médiatiques, on observe particulièrement une montée en puissance du monde associatif, formant une véritable «contre-démocratie» (Rosanvallon).
«La place est en crise» (Chemetoff A.), mais non l’envie de vivre ensemble. La
ville peine à exister autrement que dans une logique marchande. La «franchisation» (Mangin) des centre villes et le triple phénomène de «relégation, périurbanisation, gentrification» (Donzelot) en attestent. Mais la reconquête d’espaces, par la réintroduction spontanée de bancs publics ou les mouvements de guérillas jardinières nous montre cette envie de retrouver des lieux communs.
Comme nous le rappelle Olivier Mongin, «l’évolution contemporaine de la ville
oblige, plus que jamais, à retrouver le sens politique de la cité, qui passe par une résurgence des lieux face aux flux globalisés». Urgente est la recherche de sens dans le commun. Nous devons retrouver des conditions propices à un vivre ensemble et tenter «d’inventer de nouveaux espaces de démocratie» (Norymberg).

 3 / Le chantier, moment privilégié de construction d’un commun.

«L’espace est partie intégrante des rapports sociaux de production, et la production des espaces est un moment essentiel du développement de ces rapports» (Revue Place). Alors le chantier nous paraît être un instant privilégié pour construire un commun. Car un lieu passant d’un état à un autre devient un moment fragile, parfois instable, propice au basculement. Contrairement à l’idéologie corbusienne, nous sommes en accord avec l’idée que «l’architecture doit avancer en prenant comme matière des situations émouvantes plus que des formes émouvantes». (Internationnale Situationniste). Or «la construction d’une situation est l’édification d’une micro-ambiance transitoire et d’un jeu d’événements pour un moment unique de la vie de quelques personnes» (Constant/Debord). Et de se jouer des temporalités : «Au temps de l’éphémère, en effet, semble correspondre souvent un espace de l’exception, de l’extra-ordinaire, espace où précisément peuvent s’exprimer de puissantes manifestations d’ordre symbolique même si elles se déroulent dans de courtes durées» (Chaudoir).
Ces espaces-moments, ces «hétérotopies» (Foucault), en déclassant des
référentiels habituels, permettent de repenser les rapports de classes : le travail manuel redevient aussi important que la réflexion intellectuelle. Ces «zones d’autonomie temporaires» (Bey) sont autant «d’espaces oppositionnels» (Negt). Les espaces publics redeviennent alors les lieux de confrontation et donc de négociation, de construction d’un commun. Le faire ensemble se pose alors comme base essentielle, sans être nécessairement formatée. «Il n’y a pas de formes idéales à l’action. L’essentielle est que l’action se donne une forme» (Comité Invisible) Quitte à devenir des lieux de subversion, usant de la «convivialité» comme outil politique (Illich).
Parce que «la disparition physique de l’espace public entraine une perte
progressive du pouvoir de la communauté locale sur la chose publique» (Magnaghi), nous devons lui redonner du sens et trouver des dispositifs permettant une réappropriation des lieux, premiers pas vers une redistribution du pouvoir.
Comme le rappelle Chombard de Lauwe, «développer les possibilités d’appropriation exige la transformation de toute la société et de l’espace construit qui en est seulement l’expression (…) Elle entre dans un projet plus ambitieux : celui de contribuer à la construction d’une véritable démocratie».
Notre rôle, en tant que concepteur, devient donc «la création d’ambiances favorables à ce développement» (Constant / Debord).

 4 / Des espaces publics en mouvement aux architectures ouvertes.

«Une ville achevée est une ville morte» (Grumbach). Alors pour qu’elles existent toujours, elles doivent se renouveler sans cesse. Si cela est valable pour nos écosystèmes, qu’en est-il des architectures qui la composent ? Cette idée d’évolution est perturbante lorsqu’on compare la pratique de l’architecte à celle du paysagiste : pour Gilles Clément, «à peine achevées, les constructions de l’homme s’engagent dans un processus de dégradation irréversible. Leur inaptitude à évoluer les condamnent, tôt ou tard, à la ruine». Ce qui n’est pas le cas du jardin qui, à sa livraison, commence à prendre toute sa force.
La multiplication des temps de productions collectives, couplés à une
programmation festive et événementielle pourraient donc permettre ces renouvellements. Mettre en mouvement des lieux pour construire du commun. Que les espaces publics de proximité ne soient pas figés pour 30 ans, mais qu’ils restent en chantier, évoluant en fonction des populations, des usages, des interventions, de manière «incrémentale» (Kroll). Et par là même retrouver des formes de synchronisations sociales, perdues au fil des années, pourtant vecteurs de rencontres intergénérationnelles et intersociales. «La ville idéale serait la ville éphémère, œuvre perpétuelle des habitants» (Lefèbvre)
«Une construction n’est pas un objet mais un milieu d’échange, un outil
d’intégration qui doit (…) comme un paysage, évoluer dans le temps» (Team Zoo). Alors nous devons repenser en termes d’évolutivité, de flexibilité, ou de mutabilité, conditions d’une appropriation des espaces. Car c’est en agissant sur eux qu’ils deviennent nôtre. Y travailler, dès la conception, en requestionnant les notions de «pattern language» (Alexander), de super et d’infrastructures (Friedman), de «supports» et d’«unités détachables» (Habraken), de «structure STEM» (Woods). Imaginer que les espaces créés puissent évoluer dans le temps, en fonction des usages. Ne pas être figés mais accepter des modifications, des corrections, des améliorations.

 5 / Des communautés autonomes et en réseau.

 La mise en œuvre de ces chantiers, leur multiplication dans le temps, permettraient de former des communautés, autour de projets prenant corps. «La renaissance de l’idée de communauté ne doit pas être confondue avec les utopies communautaires de types régressifs», (Magnaghi) mais entendue plutôt dans sa transcription anglo-saxonne de community. Ces regroupements de personnes autour de lieux, par la construction de projets partagés, tendrait vers l’accroissement d’une véritable «autonomie solidaire, caractérisée par le fait que les personnes associées prennent en main leur existence, gagnent en savoir-faire et en intelligence en s’appuyant sur les liens qui les unissent» (Offensive)
«C’est à l’échelle (…) des quartiers, du moins à une échelle localisée que peut
émerger une nouvelle façon collective de mettre en adéquation les besoins et les moyens de les satisfaire.)» (Hazan&Kamo). Alors peut-être faudrait-il reprendre «l’idée des «villages urbains» de l’architecte-utopiste Yona Friedman, (où) la société autonome serait constituée d’une multiplicité de communautés géographiques ayant chacune leur centre et un ensemble complet d’activités diversifiées» (Grandstedt). Car mis en relation les uns avec les autres, ils permettraient de «porter l’attention sur les nœuds plutôt que sur les réseaux» (Magnaghi). Basé sur des principes de coopération plutôt que de concurrence, un remaillage du territoire par le bas…

«Qu’est-ce qu’un territoire si ce n’est un fragment d’espace délimité par un acte de pouvoir» (Gros). Or, comme l’affirme Bouchain, «l’acte de construire est l’affaire de tous». Ne devrait-il donc pas en être de même quant aux choix de décider de la manière dont nous souhaitons vivre, et par conséquence dans quel environnement ? Et de paraphraser : le pouvoir est l’affaire de tous.

 Bibliographie.
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BEY H., « Zone d’autonomie temporaire, TAZ », Éd. de l’éclat, Paris, 1997.
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CHAUDOIR P. « La ville évènementielle : temps de l’éphémère et espace festif », Géocarrefour (en ligne)., Vol.82/3, 2007.
CLEMENT G., « Le Jardin planétaire », Éd. L’Aube, Château-Vallon, 1997.
CONSTANT, DEBORD G., « La déclaration d’amsterdam », in CONRADS U., « Programmes et manifestes du XXe siècle », Éd. La Vilette, Paris, 1996.
CHOMBART DE LAUWE P-H., « La fin des villes. Mythes ou réalités ». Éd. Calman-Levy, 1982.
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KROLL L. « Une architecture habitée », Actes Sud, 2013.
GHORRA-GOBIN C., (sous la dir.), « Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale », Éd l’Harmattan, Paris, 2001.
GRANDSTEDT I., « Peut-on sortir de la folle concurrence ? », Éd. Ligne d’Horizon, Malakoff, 2006.
GROS F., « Entre pouvoir et territoire : Deleuze, Foucault »
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L’implication des habitants dans des micro-projets urbains : enjeux politiques et propositions pratiques. ». in Les Cahiers de l’école d’architecture de la Cambre, Bruxelles, 2005.
WOODS S., entretien, in TAYLOR, B. « Chant d’innocence et d’expériences », Architecture d’Aujourd’hui N°177, 1975.