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Le Collectif Etc : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne.

By 26 mai 2017mai 30th, 2017point de vue

Article écrit par un membre du Collectif Etc, parallèlement doctorant à l’ENSA-Marseille, dans le cadre d’une communication au colloque international « Participation citoyenne et habitante au développement social et urbain », organisé par le Laboratoire VUDD de l’EPAU à Alger les 17 et 18 mai 2017.


RÉSUMÉ :
Le Collectif Etc, dont nous sommes partie prenante depuis sa formation en 2009, fait partie de cette mouvance émergente de « collectifs d’architectes ». À partir des démarches menées par ce groupe, suivant une méthodologie mêlant recherche-action, observation participante et pratique réflexive, nous proposons de définir un modèle de pratique du projet basée sur une conception matricielle : une matrice mythogénique, correspondant à l’écriture d’un récit onirique ; une matrice constructive, liée à la définition de règles et principes constructifs ; une matrice politique, impliquant des modalités de mises en œuvre ouvertes. Nous verrons comment son application peut permettre d’encourager l’implication de multiples acteurs du projet à différents moments du processus de conception, dans un contexte de redéfinition du métier d’architecte et d’injonctions participationnistes.


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Le Collectif Etc : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne.

 

« Travailler avec les usagers ne devrait être que l’une des données de base du métier de concepteur. Une donnée ordinaire. » (Collectif Etc, 2015). Ainsi s’exprime le Collectif Etc, dont nous sommes partie prenante et un des animateurs depuis sa formation en 2009. Constitué en association dès son origine, le groupe est composé d’une dizaine d’architectes, dont les fondateurs sont tous issus de la même école d’architecture, l’INSA de Strasbourg. L’un de leur projet fondateur est le Détour de France, une année à parcourir la France à vélo, avec deux objectifs : rencontrer ces architectes qui ont fait un pas de côté, acteurs d’une « fabrique citoyenne de la ville » ; se mettre dans des situations de projets, en collaborant sur quelques jours ou quelques semaines avec certains de ces groupes. Depuis cette expérience le Collectif Etc a réalisé plus d’une soixantaine d’actions en France et à l’étranger, et dont certaines vont être présentées ici.

D’autres part, ce groupe fait partie d’un mouvement en construction, celui des « collectifs d’architectes ». Si les contours en sont flous, nous avons tout de même mis en évidence, dans le cadre d’une recherche doctorale en cours de finalisation[1], l’existence de trois invariants constitutifs de leur pratique : l’auto-construction, associée aux notions de bricolage (Levi-Strauss, 1962) et d’adhocisme (Jenck & Silver, 2013) ; la production d’architectures éphémères, liant expérimentations et fêtes (Oeschslin & Buschow, 1984) ; la pratique de la résidence, de la permanence architecturale (Bouchain et al., 2012) à la posture du constructeur habitant (Heidegger, 1958). En outre, ces « collectifs d’architectes », qui occupent une partie non négligeable des espaces médiatiques, académiques et institutionnels, ont pour objectifs communs de déconstruire les mécanismes de « production de la ville » (Lefebvre, 1974) en inventant des « situations » (Debord, 1957) permettant de nouvelles formes d’implications citoyennes. Ils se demandent alors s’il ne serait pas plus juste pour eux de chercher « si la  »participation de l’architecte » [peut] être utile quelque part » (Friedman, 1978) plutôt que de tenter de faire participer les habitants à leurs propres projets.

En prenant comme cas d’étude le Collectif Etc, nous faisons l’hypothèse qu’il existe un modèle de pratique du « projet » (Boutinet, 1993) basé sur la production de matrices, qui permettait une implication de multiples acteurs tout au long du processus de fabrique urbaine.
Tout d’abord, il nous faudra esquisser le sens et les prérogatives que nous donnons à cette image de matrices ; puis nous en proposerons trois disctincts : une matrice mythogénique, une matrice constructive, une matrice politique. Pour chacune d’elles, nous partirons d’expériences menées par le Collectif Etc au cours de ces dernières années et nous les étofferons en remontant les fils d’une histoire récente pour en comprendre une filiation possible. Enfin, nous verrons quelques limites propres à ce modèle, tout en ouvrant sur les notions auquel il pourrait à nouveau renvoyer.

Sur le plan méthodologique, nous sommes dans une situation complexe. La posture d’un praticien se glissant dans la peau d’un chercheur pour comprendre et analyser sa propre pratique n’est pas chose aisée, d’autant plus si cette pratique est collective. Nous avons alors adopté trois positionnements méthodologiques, se chevauchant parfois au cours des cinq années de recherches doctorales sur le sujet : en tant que chercheur et membre actif du Collectif Etc,, nous avons mené une recherche-action (Berger, 2003 ; Mias, 2003) ; en tant que chercheur et observateur du Collectif Etc, nous nous situons dans le champ de l’observation participante (Malinowski, 1963 ; Whyte, 1996) ; et enfin, en tant que chercheur et praticien, nous avons mené une recherche-réflexive (Schön, 1983 ; Paquay & Sirota, 2001). Cette triple posture a nécessité une vigilance régulière au cours de la recherche afin d’être respectée dans la longueur sans se perdre dans des démences schizophréniques. Ce que nous pensons avoir éviter…

  1. Un modèle de conception : la production de matrices.

Dans la continuité des invariants constitutifs de ces groupes, et en nous appuyant sur la taxinomie du projet proposée par Jean-Pierre Boutinet, nous proposons de retenir trois formes de projet en particuliers : le projet d’évènement, le projet architectural, et le projet de société. C’est bien sûr motivés par la posture qui est la notre que nous faisons ce choix : notre recherche s’attache à proposer un modèle implicatif de production de l’espace. Mais cela nécessite des moments de production, des objets produits et des personnes produisant. Pour chacune de ces trois typologies, nous proposons d’utiliser le concept de matrices comme hypothèse de pratique du projet. Nous en définirons trois successivement, même si leur mise en œuvre ne suit pas un processus linéaire : la matrice mythogénique, la matrice constructive, et la matrice politique.

Si nous utilisons ce terme de matrice, c’est d’abord pour son origine latine, matrix, lui même dérivé de mater, la « mère ». En biologie, les matrices dites extracellulaires servent à faciliter l’adhésion de cellules et leur organisation en tissus, alors qu’en mathématique, c’est un outil scientifique permettant une forme d’abstraction de la complexité. Ces deux sens nous conviennent. Nous y rajoutons l’idée avancée par Arthur Koestler, pour qui la matrice sert « à désigner toute aptitude ou habitude, tout système de comportement ordonné, gouverné par un ‘code’ de règles fixes » (Koestler, 1964).

Nous devons alors préciser quelles caractéristiques essentielles nous donnons à ces matrices. Elles s’attachent à la valeur d’usage, se développent comme un outil appropriable, et sont pensées comme outil du mouvement.
La valeur d’usage renvoie à toute une pensée de l’architecture ayant traversée les siècles (Pinson, 1993). Mais, en l’abordant sous son angle plus politique, nous considérons que notre modèle de matrice devra s’attacher à mobiliser les savoirs citoyens (Nez, 2009) à travers la prise en compte d’une réelle maitrise d’usage.
Ensuite, cette idée d’outil appropriable que nous proposons renvoie à l’outil convivial (Ivan Illich, 1973), aux technologies intermédiaires (Schumacher, 1973), aux outils appropriés (John Turner,1976) et aux outils justes (Papenek, 1972). En cela, nous posons que nos matrices devront répondre aux multiples critères explorés par ces auteurs et favorisant son appropriabilité : il s’agit de la convivialité, de la simplicité, de la non-violence, de la sobriété, de sa localisation dans un contexte social et culturel donné, et enfin de la justesse tout autant que de son adaptabilité.
Enfin la notion de mouvement renvoie à l’architecture mobile (Friedman, 1970), à l’incrémentalisme (Kroll, 1984) et au jardin en mouvement (Clément, 2007). Nous retenons de ces trois auteurs que l’architecture -l’espace bâti- étant pensée comme non figée, il conviendra de proposer que notre modèle de matrice puisse permettre de définir des cadres mouvants favorisant le mouvement.

  1. Une matrice mythogénique pour une ville en mouvement

La première matrice que nous souhaitons ici définir est celle que nous nommerons matrice mythogénique. « Nous avons toujours l’intuition que les fictions collectives peuvent être des moteurs puissants pour transformer notre environnement » (Collectif Etc, 2015). Si le Collectif Etc pose ce constat en 2015, c’est suite à une succession d’actions menées au cours de ces dernières années.

En 2012, ses membres s’installent dans le quartier du Blosne, à Rennes. Pour requalifier un espace public laissé à l’abandon, ils proposent comme fil directeur l’univers du « Petit bois enchanté » : durant deux semaines, certains des architectes construiront une cabane pendant que d’autres fabriqueront des modules de jeu dessinant la lisière du bois. Une philosophe écrira des fables tandis que des graphistes produiront des sérigraphies de paysages, et d’autres encore des masques d’animaux. Et puis l’organisation d’ateliers de bricolages permettra à des plus jeunes de faire des perchoirs à oiseaux. Chacun se raccroche, avec ses propres outils et moyens d’expression, à ce fil directeur que suscite l’imaginaire d’un bois enchanté.
Quelques mois plus tard, à Hénin-Beaumont, alors invité par Les Saprophytes, le Collectif Etc doit travailler à l’accessibilité d’un terril arasé. Proposition est alors faite de s’inspirer du conte de Tomi Ungerer, Jean de la Lune. C’est l’histoire d’un homme venu d’une autre planète, dont la fusée s’écrase sur Terre. Les habitants qu’il croise l’aide alors à réparer sa machine pour pouvoir retourner dans l’espace. Tout au long de la semaine, cette histoire sera mise en scène : un tournage sera réalisé, avec des habitants jouant aux acteurs. Au fil des jours, le « collectif d’architectes » laisse place à « l’équipe du film » dans les échanges avec les gens. Et, pour les besoins du film, il faudra monter des dômes géodésiques, faire des costumes, préparer les effets spéciaux, et construire une fusée et sa rampe de lancement. Celle-ci sera doublée d’un escalier, permettant à chacun de pouvoir facilement grimper en haut du terril. Ainsi, la problématique de l’accessibilité sera résolue.

Le Collectif Etc a réalisé ainsi de nombreux autres exemples de projets mêlant récits oniriques et objets architecturaux répondant à des contraintes urbaines clairement identifiées. En 2013, le village picard de Crugny se voit qualifier d’annexe de Las Vegas, avec la construction d’une Railway station en lieu et place d’un abris-bus. Ou encore cette parcelle délaissée dans la périphérie de Bruxelles, en 2012 : terrain d’organisation de la Plaine Dix70, autrement appelés les Jeux Olympiques d’Anderlercht, un jardin partagé y sera ménagé.

Ces exemples confortent notre hypothèse qu’un récit permet des formes d’implications multiples : notre première matrice est dite mythogénique en référence à l’architecte Jacques Hondellate, concepteur d’objets mythogènes, « capable de générer des mythes » (Goulet, 2002). Or, pour Roland Barthes, « le caractère fondamental du concept mythique, c’est d’être approprié » (Barthes, 2014), nous renvoyant ainsi à une idée plus politique du concept de mythe. C’est ce que développe Yves Citton en prolongeant, de son propres aveux, les travaux de Cornelius Castoriadis, qui préfère « parler d’imaginaire, [pour] mettre la capacité d’imagination au cœur des processus dynamiques par lesquels se constituent, s’instituent et se transforment les société humaines » (Citton, 2010). Nous parlons alors clairement d’un processus dynamique, dont l’action d’écrire nous oblige à qualifier l’activité même de scénarisation. Et d’après la sémiotique narrative des années 1970, Yves Citton nous rappelle « qu’un récit est un discours qui raconte une histoire, et qu’une histoire se définit comme une transformation d’états affectant le rapport d’un certain sujet avec un certain objet ». Nous sommes là dans une posture de projet que Paul Ricœur appelle la mise en intrigue, en traduction qu’il fait du muthos d’Aristote. Il démontre alors la capacité intégrative de l’intrigue, ce qu’il nomme la synthèse de l’hétérogène : « [l’intrigue] ‘prend ensemble’ et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s’attache au récit pris comme un tout » (Ricœur, 1983). Ainsi, ce que nous appelons matrice mythogénique correspond à une scénarisation du réel, sa mise en fiction, dotée d’un fort caractère dynamique et compris dans le temps, renvoyant à la notion de synchronisation, perçue non pas comme un simple constat mais comme une double possibilité d’action, celle de « coordonner différents rythmes par leur mise en résonance » (Pradel, 2010). La construction de cette matrice permet de mobiliser différentes formes d’actions, de compétences, de savoirs ou de présences dans un même schéma narratif. Cela favorise l’appropriation même des enjeux de projets tout en laissant la possibilité à cette histoire d’être modifiée, avec comme objectif de provoquer des rendez-vous collectifs (Pradel, 2010) transformateurs de l’espace d’intervention.

  1. Une matrice constructive pour des architectures mobiles.

Si la première matrice concerne l’écriture d’un récit onirique capable de mobiliser différentes compétences, nous allons à présent aborder une seconde matrice, dite constructive, s’intéressant à la construction même d’objets architecturaux. « Pour inciter les patients et le personnel soignant à s’impliquer dans le processus de fabrication, nous incluons une variable : chaque élément du mobilier se dessine à partir d’un jeu de ficelles proposant diverses hauteurs et inclinaisons possibles » (Collectif Etc, 2015 p. 51). Plusieurs expériences menées par le Collectif Etc témoignent de cette recherche de marges de manœuvre à laisser à l’autre.

En novembre 2013, le Collectif Etc est invité par le collectif Basurama à venir passer deux semaines dans la périphérie de Madrid. Il doit y construire une aire de jeux et une scène sous une autoroute, à partir de divers matériaux glanés. Les membres du groupe définissent alors une structure triangulaire de plus ou moins un mètre (variation due aux matériaux disponibles), et laissent au choix de chacun la manière d’en assurer le platelage. Lorsqu’une cinquantaine de ces éléments est réalisée, ils sont assemblés les uns aux autres, simplement en respectant un principe de liaison structurelle et des variables de hauteur. Sans plans préétablis, ce sont les personnes présentes qui choisissent la forme à donner à l’objet, qui se construit petit à petit sur plusieurs jours.
Cette expérience prendra une forme différente en juillet 2014, où le Collectif Etc est invité à Darmstadt par les allemands de Raumlabor. Leur mission est de construire une cuisine extérieure et cuisiner en même temps pour une centaine de convives, deux fois par jours pendant trois semaines. L’utilisation de la cuisine se fait donc dans un même mouvement que sa réalisation. Pour cela, la dizaine de membres du groupe définit une trame régulière de 2,5 mètres. Les principes structurels sont posés, mais son remplissage se fera par itération en fonction des besoins, jusqu’à ce qu’une douzaine de modules soient construits. Par une organisation tournante et accompagné d’une quinzaine d’étudiants venus prêter main forte, chaque sous-groupe assure tour à tour la conception (1 jour), la construction (2 jours) et les repas (1 jours), pendant presque trois semaines. Si l’ensemble est d’aspect assez hétérogène, au vu des différents matériaux et techniques utilisés, une certaine cohérence formelle reste lisible et fonctionnelle.

D’autres projets ont usé de tels systèmes. L’étude de chacun d’eux nous fait mettre en avant trois types d’acteurs auxquels des marges de manœuvres sont laissées dans la conception : les constructeurs, les constructeurs-habitants et les habitants-usagers. La nuance entre l’habitant et l’usager est due à la possibilité pour le premier de « construire », alors que le second ne peut « qu’agencer ».
Ces exemples nous montrent que diverses formes d’implications sont possibles dans le processus constructif. Et cette triple dissociation nous permet de lire des expériences d’architectures ayant fait la part belle à l’un ou à l’autre.

Ainsi, Hassan Fathy, pour la reconstruction du nouveau Gourna dans les années 1940, qui s’appuie sur les savoir-faire des artisans locaux, en leur laissant exprimer la créativité qu’ils possèdent : « ‘Si tu veux prouver que tu es réellement meilleur que ce menuiser de village, il y a neufs portes de boutiques à faire’ […] Il se mit à produire très rapidement les motifs les plus beaux et les plus ingénieux, dont le plus admirable est celui de la grande porte de la mosquée » (Fathy, 1970). De même pour Lucien Kroll, pour son projet de la Mémé en Belgique, qui réalise « une maquette avec des blocs de bois représentant un homme et une femme mais sans forme afin qu’il soit impossible de la recopier à l’identique. [Le maçon] a tout fait tout seul. C’est clairement lui et sa femme qu’il a représentés » (Bouchain, 2013). Ou encore Hundertwasser, qui définit les palettes de couleurs et de grandes lignes directrices pour ses façades tout en interdisant à ses ouvriers d’utiliser un réglet et un cordo…

Mais parfois, c’est à l’habitant qu’on laisse la possibilité de construire son propre habitat. L’un des premiers exemples est sans doute issu du système Dom-Ino, de Le Corbusier, dont sa mise en application à grande échelle est fantasmée dans le Plan Obus pour le front de mer algérois. Une fois la mégastructure réalisée, les habitants sont censés venir habiter les cellules comme bon leur semble. De même pour Yona Friedman et ses projets de papier, qui imagine des infrastructures gigantesques qui « reposent sur des pilotis très éloignés [et] se composent d’un squelette tridimensionnelle continu, dont les vides sont utilisés comme habitats » (Friedman, 1970). Ou encore les insurrectionalistes, à l’image de Jean-Louis Chanéac, qui considère que les mégastructures imaginées par ses prédécesseurs existent déjà, se nomment les « grands ensembles », et pour lesquelles il fait des propositions : « j’ai envie de donner à ses habitants les moyens de réaliser leurs rêves et leurs besoins du moment en mettant à leur disposition ou en leur donnant les moyens techniques pour réaliser clandestinement des ‘cellules parasites’ » (Roy, 2016).

Enfin, il existe des situations où c’est aux usagers qu’on offre la possibilité de modifier leur logement. De très nombreuses expériences flexibilistes ont été menées, particulièrement dans les années 1960-1980. Et même si l’on peut rapporter que la première situation de logement évolutif date de la Villa Schröder du hollandais Gerrit Rietvield, en 1924, dans laquelle les cloisons sont déplaçables en fonction des besoins exprimés, c’est sans doute Nikolaas John Habraken qui a le plus travaillé à la conceptualisation de cette notion. Directeur du Stichting Architecten Research (SAR) de 1965 à 1975, il a développé toute une méthodologie permettant d’associer un « support » et des « unités détachables » : le rôle de l’architecture était alors « d’élaborer une structure à l’intérieur de laquelle toutes sortes de plans soient possibles » (Habraken, 1976, p. 28).

Ce que nous retenons de ces multiples recherches, c’est que des marges de manœuvre peuvent être laissées aux constructeurs, aux habitants et aux usagers afin de faciliter leur implication dans les processus de conception. Nous considérons alors que notre matrice constructive doit poser les bases d’une infrastructure régulière, reproductible, non immuable et adapter à un contexte paysager et culturel, support d’un ensemble, varié et hétérogène dans sa forme, mais régulier dans son format, d’éléments manipulables, issus d’une production industrielle, artisanale ou vernaculaire.

  1. Une matrice politique pour des décisions partagées.

            Nous venons d’aborder nos deux premières matrices favorisant une implication citoyenne dans la fabrique de la ville : mythogénique, qui s’attache à l’écriture d’un récit onirique ; constructive, pour laisser des marges de manœuvres possibles à la modification de l’habitat. Nous aborderons ici une troisième matrice, dite politique, concernant la manière de mettre en œuvre des processus favorisant un partage des décisions. « Cette stratégie engendrerait ainsi une situation dans laquelle la maîtrise d’usage – les « habitudes habitantes » – deviendrait maîtrise d’ouvrage, en influençant la command » (Collectif Etc, 2015, p. 54). C’est en commençant par raconter quelques projets du Collectif Etc que nous pourrons approcher de cette idée.

En avril 2012, dans le cadre de son Détour de France, le Collectif Etc fait escale à Bordeaux, sur une invitation de l’association Yakafaucon, composée d’habitants du quartier St-Jean/Sacré Cœur. il leur ait alors demandé de construire un aménagement transitoire pour la place Dormoy, jouxtant le café associatif qu’ils sont en train d’ouvrir. Après avoir échanger autour d’un cahier des charges pensé par ces habitants, le Collectif Etc propose de réaliser différentes formes d’interventions. Par cela, il définit un univers (matrice mythogénique) et des principes constructifs (matrice constructive). Mais surtout, il propose de réaliser cela sous la forme d’un « chantier ouvert ». Pendant deux semaines, toute une série d’ateliers seront mis en place : de la menuiserie pour réaliser les différents éléments de mobiliers, de la peinture pour les arbres et le sol, du jardinage pour végétaliser la place (en collaboration avec les paysagistes du collectif Friche and Cheap), des ateliers pédagogiques pour les groupes scolaires…En parallèle, Yakafaucon est chargée d’établir une programmation culturelle et festive : des banquets, des concerts de musique baroque ou des cours de massage se succéderont ainsi sur le chantier même, et en fonction des opportunités.  Cette sorte de festival de quartier, couplé à l’aménagement d’un espace, a permis des croisements de populations bigarrées, chacun négociant ses désirs avec les personnes présentes.
Un deuxième exemple est celui d’un travail réalisé en Auvergne, entre septembre 2012 et mars 2013. Suite à un appel d’offre remporté pour la redynamisation des centres-bourgs, le Collectif Etc va s’installer dans le petit village de Châteldon, entre Thiers et Vichy. La douzaine de membres s’installe alors dans l’ancien bar-restaurant abandonné, habite dans les étages et ouvre une permanence architecturale et urbaine au rez-de-chaussée, donnant sur la place principale du village. Pendant six mois, suivant un protocole définit, allant de la rencontre aux préconisations d’actions, en passant par le prototypage réel de propositions, le Collectif Etc devient habitant d’un territoire. En tant que « voisin », et dans un aller-retour incessant entre les problématiques exprimées localement et la synthèse qu’il doit en faire, le Collectif Etc instaure un climat de confiance et de co-production dans l’élaboration de onze axes de développements possibles. À titre d’exemple, nous pouvons citer le cas du marché des producteurs : après avoir eu plusieurs retours sur le manque de commerces dans le village, le Collectif Etc propose d’organiser un marché, une journée et à titre expérimental. Plusieurs producteurs répondent présents, ainsi que de nombreux châteldonnais. Cette première édition est considérée comme un succès, encourageant les commerçants à renouveler l’initiative. Un marché saisonnier est alors mis en place, pour être aujourd’hui hebdomadaire.

Ces expériences nous montrent que des situations nouvelles et la multitude des propositions générées peuvent modifier les modes de gouvernances des projets. Dans le premier cas, l’association Yakafaucon, le Collectif Etc et les nombreuses personnes impliquées sont devenus co-producteurs de l’aménagement, alors que dans le second cas, le Collectif Etc a simplement impulsé une dynamique ensuite portée par des acteurs locaux et qui sont aujourd’hui complètement autonomes.

La mise en œuvre de tel processus renvoie dans un premier temps à l’idée de « construction de situations » dans le sens qu’a pu en donner l’Internationale Situationniste par la voie de Guy Debord, « c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure » (Debord, 1957). Il préconise en effet de « mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction : le décor matériel de la vie ; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent » (Debord, 1957). Cette idée est reprise quelques années plus tard, notamment lorsque le théâtre de la beat-génération s’en empare. La Mime Troup de Ron Davis, dans le San Francisco de l’année 1967, repense le jeux de scène pour créer des interactions entre les comédiens et les spectateurs, « pour le faire réagir et non pour le divertir [en cherchant à briser] le ‘quatrième mur » représenté par les spectateurs  » (Gaillard, 2014). Cette idée est encore développée bien plus tard par Hakim Bey lorsqu’il propose le concept de TAZ, pour Zone d’Autonomie Temporaire, situation fugace vouée à disparaître rapidement pour se recomposer ailleurs, à l’image qu’il donne de la fête : « l’essence de la fête c’est le face-à-face: un groupe d’humains mettent en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels » (BEY, 1991).

Mais cette volonté de repenser les modes de relation entre des individus, dans un contexte urbain affirmé, trouve aussi racine dans les différents espaces de luttes qui ont parsemé l’histoire urbaine. On pense alors à Jane Jacobs, qui considère que « les villes ont la capacité d’offrir quelque chose à tout le monde seulement quant c’est tout le monde qui l’a créée » (Jacobs, 1961) ; ou à l’advocacy planning de Paul Davidoff, à la même époque, qui souhaite donner aux habitants la possibilité d’être reconnus comme experts en matière d’urbanisme. Cela résonne avec les expériences d’Ateliers Populaires d’Urbanisme, comme l’Alma-Gare des années 1970. Et cela rejoint aussi les idées de capacitation ou d’empowerment en vigueur aujourd’hui, mais qui ont pour origine les théories de Saul Alinsky : dans son ouvrage Rules for Radicals, publié en 1971, il se place en tant qu’organisateur de communauté. Son rôle est de faire en sorte que des groupes se forment autour de sujets communs pour acquérir ensuite, par la multiplication des actions, une forme d’autonomie dans leurs modes de fonctionnement.

Enfin, il convient de mentionner les travaux de Patrick Geddes, qui installa en 1893, dans un quartier d’Edimbourg, un centre de ressources et d’informations baptisé l’Outlook Tower, préfigurant sans doute ainsi toutes les notions de permanences architecturales évoquées jusqu’à présent. Cette volonté d’impliquer les habitants via des « dispositifs » (Agamben, 2014) occupe depuis longtemps de nombreux architectes, s’interrogeant sur quelles méthodologies à mettre en œuvre. Citons simplement ici les « pattern langage » de Christopher Alexander, dont l’écriture d’une syntaxe architecturale devait permettre de créer des conditions de conceptions ouvertes et accessibles à tous par une fragmentation de la croissance (Alexander et al., 1977). Cette recherche d’une méthode part du principe que « les membres d’une collectivité sont les seules personnes aptes à en guider le processus de croissance organique » (Alexander, 1976).

Ainsi, nous pouvons dire qu’une troisième matrice est nécessaire pour impliquer différentes personnes dans les processus de construction de la ville. Celle-ci, dite politique, et étant une fois encore de la responsabilité de l’architecte, devra s’attacher à repenser les situations, afin de créer les conditions d’émergence de groupes autonomes quant aux prises de décisions à mener sur la production de l’environnement.

  1. Limites et ouverture d’une pratique matricielle du projet.

À partir des travaux du Collectif Etc, et en nous appuyant sur une recherche historique couvrant divers champs disciplinaires, nous avons mis en évidence un modèle de pratique du projet, basé sur la construction de trois matrices : mythogénique, quant à l’écrire d’un récit onirique ; constructive, quant à la définition de règles et principes constructifs ; politiques quant à la mise en œuvre du projet. L’objectif d’un tel modèle est d’arriver à ouvrir les processus de fabrique de la ville en favorisant l’implication de multiples acteurs à différents moments du projet.

La première limite que nous relevons à ce modèle est intrinsèque à sa conception. C’est un idéal-type tel que Thuderoz et Odin ont pu le définir : « rappelons ce que nous entendons, à la suite de Max Weber (1992), par  »idéal-type » : un tableau de pensée homogène, dont on ne trouvera, dans la réalité, nulle trace empirique ; il est une utopie, dit Weber ; mais cette utopie est pratique : en accentuant unilatéralement plusieurs points de vue, en regroupant une multitude de phénomènes donnés isolement, diffus ou discrets, ordonnées selon le point de vue du chercheur, on peut déterminer, pour chaque action, situation ou phénomène, combien la réalité s’approche ou s’écarte de ce tableau idéal » (Thuderoz & Odin, 2010). Ainsi, nous concevons ne trouver aucune application complète et totale de ce modèle, même chez le Collectif Etc, à partir de qui nous l’avons pourtant construit.

Ensuite, le Collectif Etc faisant partie d’une mouvance que l’on désigne sous le terme de « collectifs d’architectes », nous devrions pouvoir confronter ce modèle aux autres structures agissantes. Ce faisant, nous pouvons voir qu’il s’applique parfois dans des proportions équivalentes : par exemple, chez Bellastock, l’utilisation d’un matériaux unique et d’une technique d’assemblage pour leur festival d’architecture éphémère correspond à des règles conscrites laissant au millier d’étudiants participant l’opportunité de tester une multitude des configurations possibles ; ou bien chez le Bruit du Frigo, qui travaille sur l’univers de la fête foraine dans son projet Le Tube, donnant lieu par l’écriture de ce récit onirique à toute une série d’objets, graphismes, constructions et événements produits en liens avec ce schéma narratif. Ou encore eXYZT, dont l’approche semble être la plus en proximité de notre idéal-type, notamment avec leur projet Eme3, à Barcelone, en 2005 : « Exyzt envoi une équipe pluridisciplinaire de spationautes dans le quartier de Poble Nou afin de transformer cet espace en rampe de lancement pour le décollage de la Tour. La Station Extra Territoriale est une structure autoconstruite et autogérée, un immeuble communautaire pouvant loger et accueillir une trentaine de personnes » (eXYZT, 2005). Nous retrouvons là des esquisses de nos trois matrices : mythogénique par l’image de ce décollage spatial, constructive par l’utilisation d’une structure en échafaudage, et politique par les modes d’organisations internes au projet. Mais ce n’était qu’un événements ponctuel de quelques jours, non renouveler, peu en lien avec le voisinage, etc. Nous le voyons, ce modèle ne trouve pas d’applications concrètes et totales, mais n’est reste pas moins utile pour évaluer les processus de projet, ou pour être un point de visée à atteindre.

Enfin, nous devons aussi admettre que sa mise en application est trop dépendante d’une multitude de facteurs externes à la pratique même du métier d’architecte : les financements, la durée des contrats, les complexités administratives, etc. Mais, surtout, la principale limite vient de ce que Françoise Lugassy nomme l’impossible participation : « on n’arrive jamais tout à fait à croireque ceux qui détiennent le pouvoir soient prêts à le partager » (Lugassy, 1977). Un vaste sujet, renvoyant aux questions de démocratie, sous les formes les plus ouvertes évoquées aujourd’hui, qu’elles soient participatives, contributives ou délibératives, toutes souhaitant dépasser le modèle représentatif électif d’aujourd’hui. Un vaste sujet, aujourd’hui trop peu abordé dans les écoles d’architecture ou dans la vie professionnelle, alors qu’il l’a pourtant été. Nous pouvons alors nous rappeler les mots du sociologue Paul-Henri Chombart de Lauwe pour qui « tout aménagement de l’espace suppose une prise de décision. […] Toute création d’espace est un acte politique » (Chombart De Lauwe, 1982)


[1] Florent CHIAPPERO, « Du Collectif Etc aux « collectifs d’architectes » : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne », thèse de doctorat en architecture, sous la direction de Stéphane HANROT et la codirection de René BORRUEY, Laboratoire Project[s], ENSA Marseille, soutenance prévue en novembre 2017.


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