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La Plaine : d’une occasion manquée à la liberté d’être au monde.

By 27 octobre 2018point de vue


La Plaine : d’une occasion manquée à la liberté d’être au monde.
(télécharger la version pdf mise en page, ici)

Cela fait maintenant trois années que la Soleam, outil opératoire de la Ville de Marseille, tente le passage en force du projet de réhabilitation de la place Jean Jaurès, communément appelée « La Plaine ». Trois années d’occasions manquées.

De réhabilitation, tout le monde semble en vouloir. Car le constat est partagé de tous bords : la Plaine n’est pas entretenue, l’éclairage déficient, l’enrobé jonché de nids-de-poule, le parking chaotique, les toilettes publics absents, les arbres non élagués, les jeux d’enfants obsolètes, la circulation infernale…

Alors où est-ce que cela cloche ? Pourquoi y a-t-il tant de débats si virulents et de positions si tranchées entre des pro- et des anti- projets ? Serait-ce simplement le résultat d’une concertation mal menée ? La faute à une poignée de « déviants » ?

Nous n’y croyons pas.
Ici se révèle à nouveau une évidence sur laquelle on ne peut plus garder les yeux fermés : le projet urbain est une affaire politique. Il est le fruit d’arbitrages, de choix, de prises de positions. Il est subjectif, émane d’une culture. Et de pouvoirs. Les argumentaires techniques ne peuvent venir que dans un second temps, pour mettre en œuvre des intentions choisies. 

Ne reste alors plus qu’une question qu’il faut se poser : dans quel monde voulons-nous vivre ?  Et c’est bien ici que des mondes s’affrontent.

Le projet tel que présenté par la Soleam est clair dans ses paroles car clair dans ses objectifs : « Marseille a besoin d’argent ! ». Pour cela, il faut œuvrer à une « redynamisation du quartier », « rendre le quartier attractif », toute cette novlangue de « marketing territorial » servie par les pouvoirs politico-économiques depuis des décennies dans toutes les métropoles de France et du monde. Ce que cela signifie ici, c’est mettre en œuvre les outils de la puissance publique pour travailler à une hausse de la valeur économique du quartier, seule valeur retenue, que soit au niveau de l’activité commerciale que de la rente foncière. Plus de marché à pauvres, de rades à pochtrons ou d’immeubles bourgeois habités par des assistés sociaux. À la place, un marché « de qualité », des cafés à enseignes internationales et de jeunes « cadres dynamiques ». Ce monde « franchisé », où les centres villes se ressemblent tous, avec le même dallage au sol, les mêmes lampadaires, les mêmes sucettes JC Decaux, les mêmes fringues ou sandwichs vendus par les mêmes précaires habillés du même uniforme. 
Et ça, on peut le tourner dans tous les sens, ce n’est pas « l’inévitable progrès », c’est un choix. Un choix que nous sommes nombreux à ne pas vouloir faire.

Que les choses soient claires : ce qui fait la richesse de ce quartier, c’est sa diversité sociale. Populaire ne veut pas dire pauvre, même si certains le sont. Populaire signifie qu’on n’exclue pas l’autre au regard du contenu de son portefeuille. Ça veut dire qu’il faut des espaces pour tous, des espaces non marchands, négociés, changeant, des espaces où l’on peut être au monde sans un sou. Où l’on peut se croiser, se toiser, se chahuter, se confronter à ce que nous ne sommes pas. Des rades pourris, oui il en faut. Car on est toujours le rade pourri d’un autre. L’offre culturelle est l’une des plus vivaces de la ville, et donc de la région. Des associations en tous genres, des milliers de gens qui débarquent tous les week-ends, des salles de concert, des cinémas, des clubs de nuits, des galeries d’expos, des restaurants de tous horizons, son carnaval, ses artisans, ses commerces où l’on ne comprend pas ce qu’il s’y vend et ceux de proximités, indépendants et aux identités propres… et ses punks à chien, ses minettes et ses cagoles, ses comoriens, aixois ou arabes, ses vieux et ses jeunes, ses étudiants et ses trentenaires galériens, ses chlagues et ses branchés, ses dealers de shit et ses cultureux, ceux qui chantent le reggae et ceux qui dansent sur de l’électro minimal berlinoise… Cette sociologie de la Plaine en donne un espace de l’habiter particulièrement singulier. Un peu bancal, un peu foutraque, mais foutrement vivant par la diversité qu’elle sous-entend. Ce populaire qui ne veut rien dire d’autre que tolérant envers l’autre. Il y a peut-être des bagarres de temps en temps… plus qu’en haut du Cours Mirabeau, là où tout le monde se ressemble ? Pas sur.
Alors c’est peut-être un peu pour tout cela que des gens se mobilisent aujourd’hui, comme hier, comme depuis au moins trois ans, si ce n’est depuis la dizaine d’année que le carnaval existe. Pour conserver ce qui fait l’esprit du quartier, et continuer d’accueillir l’autre, même s’il ne nous ressemble pas.  

Des choix peuvent alors être faits sur le devenir d’un quartier. Quels qu’ils soient, cela vaut au moins la peine d’en débattre. Une chose que la Ville n’a pas su proposer, alors que c’est ce à quoi elle aurait dû s’atteler au lieu de confondre concertation et information, le tout pour une bonne centaine de milliers d’euros…
Malgré cela, du débat, il n’en a pas manqué. Du débat long, ouvert, parfois houleux, avec des avis qui ont put évoluer, des positions se nuancer, des négociations se dérouler, avec conférences et projections venant nourrir les réflexions, des gens venant de loin raconter leurs expériences dans leurs propres quartiers, des moments de fêtes aussi, où l’informel permet de prolonger les échanges. C’est ce qu’il s’est passé bon gré mal gré depuis près de trois ans, pour tout ceux qui sont venus sur la place ou dans ses lieux proches, qui ne sont pas restés derrière leurs écrans à commenter sur les réseaux sociaux… Difficile de parler d’un contre-projet alors qu’un projet, il s’en est déjà construit un, petit à petit, et il continue de s’écrire. Pas un projet d’aménagement, mais un projet d’expérience démocratique et de culturation commune au fait urbain. Ce n’est déjà pas mal.  Dommage que les pouvoirs aient manqué ces occasions, qui ont pourtant été si nombreuses. Mais il est sans doute encore temps !

Si l’on veut, maintenant, on peut parler technique, dessin et mise en œuvre. Le monde « franchisé » est porté par la Soleam et ses contractants : ils coupent les arbres pour en replanter des plus convenables, ils augmentent et définissent clairement les surfaces privatives, ils sectorisent les usages par tranche d’âge -en oubliant certaines mais peu importe-, ils font pression sur les commerces de proximités, ils évincent les kiosques et le marché, ils suppriment les places de parking sans mettre en place de réelle stratégie alternatives à cela…
Un autre choix est possible. Il faudrait peut-être commencer par entretenir l’éclairage public, pour qu’il fonctionne toute la nuit, mettre des toilettes publiques, reboucher les nids de poules, accepter qu’un marché réponde aux besoins des gens qui le pratiquent, que les espaces ludiques soient de qualité, qu’une réelle politique de transport soient pensée à l’échelle de la métropole, que les arbres soient élagués, etc. Le minimum pourrait-on dire. Mais aussi, et c’est peut-être moins évident, accepter l’inattendu et l’indéterminé. Laisser des choses se faire et de défaire, car c’est dans la négociation de nos existences communes que la vie quotidienne peut prendre tout son sens.

Les choses sont ce qu’elles sont aujourd’hui. Un conflit, où personne n’écoute personne et où le mépris semble être réciproque. Sauf qu’il est encore temps, nous pouvons reprendre depuis le début et construire les bases d’une culture communes, même si des mondes nous séparerons surement toujours. Vous pouvez appeler ça une nouvelle concertation, appelons-là « expérimentation urbaine ». Pour cela, il faut des moyens, et plus particulièrement du temps. L’arrêt du chantier est nécessaire, même si vous pouvez laisser les GBA et remettre les lumières. Laissez les choses se faire, une année ou deux. Voyons ce qu’il se passe. Les risques ne sont pas bien grands, vous provisionnez les 20 m€ ou les injecter dans d’autres projets, et au pire, vous aurez toujours la force avec vous au cas où les choses vrilleraient vraiment. Mais au moins, en faisant cela, de nouvelles voies pourraient s’ouvrir, méconnues aujourd’hui d’un côté comme de l’autre. Il ne reste qu’à y aller.

 

Pour aller plus loin : 
L’assemblée de la Plaine 
Un Centre Ville Pour Tous
La Plaine, on est là !
Le projet présenté sur le site de la Soleam